L’Express – 16 mars 2014
Le centre de documentation des violations des droits de l’homme en Syrie, dirigé par l’avocate et écrivaine Razan Zaitouneh, ne donnait que le chiffre précis de 2826 personnes (identifiées) ayant succombé à la torture dans les prisons syriennes jusqu’à fin août 2013. Or, il s’est avéré qu’à cette date, 11 000 prisonniers auraient déjà été assassinés seulement à Damas, selon des informations dignes de foi qui ont été rendues publiques en janvier 2014 (suite à l’exfiltration des 55 000 photos documentant leur mort).Une moyenne de 12 Syriens seraient donc tués chaque jour dans les prisons du régime dans la capitale. Si, durant les six derniers mois, cette moyenne n’a pas changé (et il n’y a aucune raison de croire qu’elle ait baissé), 1960 prisonniers de plus auraient été tués. On peut donc estimer que près de 13 000 personnes ont été assassinés dans les caves des services de sécurité de Damas.
Après la publication des photos en janvier 2014, les services de sécurité du régime ont assassiné Wissam Sara, le fils du célèbre opposant Fayez Sara, membre de la délégation de la coalition nationale syrienne qui a participé à la conférence de Genève 2. Wissam avait 27 ans et était père de deux enfants. Il avait contribué activement à secourir les déplacés de la guerre en Syrie et est mort deux mois après son emprisonnement.
L’industrie du meurtre adossée à l’industrie du mensonge
Que se passe-t-il dans les autres villes syriennes, Alep, Homs, Lattakié, Deir Ez-Zor etc. ? Nous n’en savons rien, mais il n’y a pas de raison de penser que les meurtres commis contre les prisonniers du régime ne concernent que Damas. La comptabilité macabre des victimes de la torture et les photographies dont nous disposons révèlent l’existence d’une industrie du meurtre ainsi que l’a indiqué le quotidien britannique The Guardian dans son édition du 21 janvier 2014. Une raison froide et méthodique, soucieuse de dissimuler toute information sur sa manière d’opérer, organise le meurtre des prisonniers. Les familles sont informées que leurs proches sont décédés de mort naturelle. Il est par ailleurs impossible de savoir le nombre de personnes enterrées dans des fosses communes non identifiées, leur décès n’ayant pas été annoncé aux familles, ce qui n’est pas surprenant quand on se rappelle que 15 000 Syriens sont toujours portés disparus depuis la répression féroce du début des années 1980 conduite par le clan Assad.
Les services de sécurité du régime auraient numéroté les photographies des 11 000 prisonniers assassinés. Parmi ces derniers, 2000 sont victimes de privations cruelles et prolongées, comme le montre leur apparence quasi squelettique. Ce qui constitue une autre indication que ce crime collectif a été mis en oeuvre de manière intentionnelle. Sur les photographies rendues publiques, on peut observer des traces de torture brutale où l’on relève des blessures profondes et des brûlures, des poitrines et des dos lacérés, des visages énucléés, des marques de strangulation. Des témoignages révèlent que les cadavres, placés dans des sacs, sont transportés par centaines dans des véhicules spéciaux pour être enterrés dans des lieux tenus secrets. Lorsqu’il arrive que des familles récupèrent des dépouilles de leurs proches, il leur est enjoint de ne pas les exposer. Elles doivent signer un document qui stipule que la victime est décédée de mort naturelle, ou qu’elle a été tuée par les “groupes armés terroristes”. L’adossement de l’industrie du meurtre à une industrie du mensonge florissante n’a certes rien d’inédit.
Avant le déclenchement de la révolution, nous savions que le régime dépendait de deux systèmes stratégiques de type orwellien, le complexe de la peur dont la fonction est d’interdire que les choses soient nommées par leurs noms, et le complexe du mensonge dont la fonction est d’appeler les choses par d’autres noms que les leurs, les deux garantissant que les Syriens soient coupés de leurs conditions de vie réelles, qu’ils ne puissent ni les nommer, ni les maîtriser.
Des témoignages récurrents d’anciens détenus révèlent que la situation dans les hôpitaux où il arrive que soient transportés certains prisonniers est pire que celle des usines de la mort où ont déjà été assassinées des milliers de personnes. Ainsi, l’hôpital militaire Tishrine, située à la limite est de Damas, participe activement, selon plusieurs sources concordantes, à cette industrie du meurtre qui s’est développée, de manière florissante, durant ces trois dernières années dans la “Syrie d’Assad”.
Il ne faut cependant pas oublier que les personnes ayant succombé à la torture ou mortes de faim ne forment qu’une petite partie des victimes syriennes dont le nombre s’élevait à 120 000 lorsque les Nations Unies ont décidé d’arrêter de les compter en décembre 2013. A la même date, Le centre de documentation des violations des droits de l’homme en Syrie avait recensé 80 000 victimes depuis le début de la révolution sans prendre en compte celles affiliées au régime. Si le nombre de morts sous la torture dépasse de trois fois et demi les estimations du centre, ne peut-on pas en déduire que le nombre de tués du côté de la révolution serait supérieur à 250 000 ? Et que dire du nombre d’handicapés? Dépasse-t-il de trois ou quatre fois ce chiffre ?
40% des Syriens forcés de quitter leur domicile
Si nous considérons que 40 % des Syriens (9 millions) ont été forcés de quitter leur domicile, parmi eux, 10 % (soit 2 millions et demi) ont trouvé refuge à l’extérieur du pays, qu’entre 1/4 et 1/3 des habitations en Syrie ont été détruites totalement ou partiellement, force est de constater que la Syrie n’avait jamais connu, dans la période historique récente, de catastrophe aussi effrayante. En outre, le régime de terreur exercé en Syrie durant ces trois dernières années trouverait difficilement un équivalent dans le reste du monde pendant cette même période.
Il aurait été certainement possible d’éviter cette violence horrible du fait qu’il n’existe évidemment aucune volonté supérieure, destinée historique ou particularisme culturel qui aurait conduit inévitablement à ce qui est survenu. Tout cela est le résultat direct de décisions et actions humaines et découle de la responsabilité de quelques individus qui, depuis des décennies, occupent les plus hautes fonctions sans que leur pouvoir ne puisse être contesté. Ils constituent ce qu’en Syrie, on appelle le régime, soit le système politique, sécuritaire et financier au sein duquel la dynastie assadienne occupe une place centrale. Depuis que Bachar Al-Assad a hérité le pouvoir de son père en 2000, on peut avancer que la seule loi constitutionnelle non écrite de ce régime réside dans la transmission héréditaire du pouvoir au sein de la dynastie assadienne. Son fils a d’ailleurs été prénommé Hafez, comme son grand-père. Le régime est obsédé par l’idée de préserver un pouvoir absolu, ses richesses opulentes et une impunité absolue. En dépit de toutes les vicissitudes locales et régionales qui ont accompagné la révolution syrienne depuis trois ans, le système politique, sécuritaire et financier n’a jamais sérieusement envisagé de négocier, ou de montrer une quelconque intention de renoncer à une parcelle de son pouvoir.
Pendant que les négociations se déroulaient à Genève, le régime amplifiait sa campagne de bombardement aux barils explosifs sur Alep et sur Daraya, ville proche de Damas. Il continuait à assiéger le centre historique de Homs et certains quartiers de Damas dont le camp palestinien de Yarmouk, en posant des conditions quasi irréalisables pour le libre passage d’une aide alimentaire à leurs habitants. Il a renforcé l’encerclement de l’est de la Ghouta, région qui avait subi un bombardement aux armes chimiques le 21 août 2013 ayant tué 1466 personnes, juste après avoir été obligé de signer un accord stipulant la destruction de ses armes chimiques en contrepartie du renoncement franco-états-uniens à lui infliger des frappes punitives. Affamer les populations est une arme de destruction massive alternative, dont les conséquences dramatiques suscitent moins de résonnance médiatique et de risques de représailles.
Si les intérêts et la nature même du régime expliquent cette barbarie, un climat intellectuel et culturel répandu en Syrie, ainsi qu’en Occident, a facilité l’organisation de cette industrie du meurtre et l’a rendu acceptable, ou du moins, peu digne d’attention. Cela est lié à l’hégémonie d’une vision culturaliste qui réduit les sociétés à des “cultures” et celles-ci à des “mentalités” permanentes. La religion, plus particulièrement l’islam dans sa version sunnite, serait, dans notre société, l’expression privilégiée de cette “culture” ou “mentalité”. Ainsi, le régime syrien serait confronté à une société islamique syrienne atemporelle, et ne pourrait donc être tenu pour responsable de ce qui se passe. Il serait même la victime de la structure mentale de ses sujets, voire représenterait une avant-garde “progressiste”, “laïque” et “moderniste” que l’on devrait défendre face à ses ennemis dans cette société “obscurantiste”, “sectaire” et “traditionnelle”. Outre que cette vision des choses est erronée, elle est de fait une construction politique élaborée dans le milieu même qui a produit cette industrie du meurtre. Elle ne peut être saisie qu’en la rapportant à la tendance raciste qui se cache derrière certains emplois des notions de “culture” et d’ “identité”. Le racisme, idéologie de classe plutôt qu’idéologie identitaire, a plus à voir avec les privilèges sociaux qu’avec les différences culturelles.
Une ethnologie faussaire avait ainsi légitimé, il y a trois générations, la machine de mort nazie qui a exterminé des millions de juifs, de tziganes et de malades. Aujourd’hui, une science des mentalités tout aussi frauduleuse légitime le massacre des plus pauvres en Syrie, en les qualifiant de “sectaires fanatiques”, d'”obscurantistes” et de “terroristes”. Cette face idéelle de l’industrie du meurtre est traversée par “l’idéologie du premier monde intérieur” en Syrie même, représentée par ceux qui se conduisent en colonisateurs par rapport au reste de la population, à l’instar des idéologues de la colonisation en Occident qui affublaient celle-ci d’ “une mission civilisatrice” et des idéologues marxistes-léninistes qui prenaient en charge la “conscientisation” de masses ignorantes par le biais d’un parti qui incarnait la “conscience scientifique”. Existe-t-il vraiment une différence structurelle entre dessiller les yeux des prolétaires ignorants et entre transmettre la civilisation à des peuples primitifs ? Les colonisés “primitifs” sont-ils si différents des classes laborieuses et inférieures, plongées dans le spontanéisme et les revendications étroites ? De quelle manière les colonisateurs britanniques qui ont utilisé les armes chimiques contre les Irakiens ou les Afghans dans les années 1930 seraient-ils pires que les colonisateurs assadiens qui en ont utilisé un modèle plus développé et plus meurtrier contre leurs misérables sujets à l’été 2013 ? En quoi se différencieraient-ils du régime de Saddam Hussein qui a utilisé le même type d’armes contre ses citoyens kurdes il y a près de 25 ans ?
Ce parallèle pourrait sans doute expliquer la vision commune du régime syrien que partagent une partie de la droite occidentale qui croit encore à sa mission civilisatrice et des communistes qui gardent la nostalgie de la prison des peuples” qu’était l’Union soviétique, une expression qu’avait utilisé Karl Marx pour qualifier la Russie tsariste.
En Syrie, après trois ans de conflit sanglant, certains “rebelles” au régime de colonisation interne ont intériorisé sa logique. Ils exercent un pouvoir du même type sur les victimes du régime d’Assad (surtout ceux qui constituent cependant ses adversaires les plus radicaux). Je fais ici allusion aux groupes islamo-fascistes, certains d’entre eux étant suspectés d’entretenir des liens secrets avec le régime assadien. Ils possèdent leur propre version de la “mission civilisatrice” ou de la “conscientisation” qu’ils imposent par la force à une population qu’elles considèrent comme “impie”. L’accusation d’impiété est la forme extrême du mépris de la vie humaine, du racisme et de l’appel au meurtre.
Les intellectuels du monde entier, et les intellectuels syriens en premier, doivent à l’occasion du troisième anniversaire de la révolution syrienne, s’engager de toute leur force pour combattre cette pensée destructrice des Assad et de leurs semblables. L’arsenal idéel de l’extermination et de l’industrie du meurtre en Syrie, dans ses différentes variantes, abolit les barrières symboliques, culturelles et morales protégeant la vie des plus humbles et des plus faibles.
J’exhorte les intellectuels français à participer à la lutte contre ces nouvelles formes de racisme et de colonialisme sous-tendant cette industrie du meurtre. Ils ne peuvent se contenter de condamner le régime assassin des Assad en termes politiques et humanitaires sans engager leur réflexion sur toutes ses dimensions culturelles, philosophiques et éthiques. L’Etat de barbarie dont avait parlé Michel Seurat, il y a trente ans, s’est aujourd’hui surpassé à travers la mise en oeuvre de cette industrie du meurtre. C’est en s’inspirant des réflexions de Seurat que La pensée libératrice pourra se dresser contre cette barbarie extrême et son appareil idéologique raciste.
Traduit de l’arabe par Franck Mermier, directeur de recherches au CNRS.
Yassin Al-Haj Saleh est médecin et écrivain syrien. Il a passé 16 ans dans les geôles du régime Assad (entre 1980 et 1997). Il a publié plusieurs ouvrages sur la Syrie, l’expérience carcérale et l’Islam politique. Après deux ans de vie clandestine à Damas suivant le début de la révolution syrienne, il a vécu 6 mois dans la Ghouta, près de la capitale, puis dans Raqqa (sa ville natale) avant de quitter la Syrie en octobre 2013.
Son épouse, l’activiste et l’ancienne prisonnière politique Samira Al-Khalil, a été enlevé à Douma avec l’avocate Razan Zaitouneh et deux de leurs collègues par un groupe armé le 9 décembre dernier. Son frère, Firas, a été enlevé par les milices de l’Etat Islamique en Iraq et au Levant, l’été dernier.