Courrier international (Al-Hayat) – 28 février 2013

L’acharnement du régime contre son peuple a dépouillé les Syriens de leur humanité et du sentiment d’appartenance à un même pays.

Les seuls chiffres des morts, des prisonniers, des déplacés et des réfugiés ne suffisent pas à donner la mesure de la destruction qui afflige la société syrienne. Il y aurait 42 000 morts, selon les estimations les plus basses [d’après l’ONU, ils seraient près de 70 000], un nombre ­incalculable de prisonniers, près de 700 000 réfugiés et plus de 2,5 millions de déplacés. Et on ne sait pas combien il y a eu de femmes violées et d’enfants ­retenus dans les postes de police. A cela s’ajoutent d’innombrables destructions de biens, de logements, d’ateliers d’artisans, de lieux commerçants et de champs agricoles. Un nombre de personnes impossible à chiffrer a perdu ses moyens de subsistance, au point que, dès l’automne dernier, on a vu des familles camper dans les parcs. En permanence, on voit des mères avec leurs enfants qui mendient dans la rue. Et l’on parle de plus en plus de la prostitution qui se répand, certaines femmes y étant réduites afin de nourrir leurs familles.

Double archaïsme

Du côté du régime, il y a également des victimes. Elles comptent probablement pour plus d’un tiers du total. Toutefois, la destruction de leur environnement matériel et social est très limitée. C’est aux foyers de la révolution que le régime réserve ses méthodes faites de ce mélange si particulier d’archaïsme technique et d’archaïsme moral. Cet archaïsme est parfaitement résumé par un soldat dans un hélicoptère volant au-dessus d’une zone d’habitations. Il se sert de sa cigarette pour allumer la mèche d’un tonneau bourré d’explosifs, qu’il va pousser avec son pied par-dessus bord. Cette scène ­mériterait le grand prix de la barbarie,­ ­barbarie que l’on peut ­justement définir par ce double archaïsme, matériel et moral.

Le régime dispose d’une confortable avance dans l’usage de la violence, grâce à une lecture criminelle de l’idéologie nationaliste et d’un marxisme dégénéré. Cela le dispense de la nécessité d’avoir des compétences et de disposer d’une bonne organisation. Pour l’idéal type du combattant pro-Assad, à savoir le chabiha [milicien prorégime], il suffit d’avoir de l’appétence pour les armes.

C’est à cette barbarie-là que les milieux prorégime ont échappé. Le pouvoir ne leur jette pas de tonneaux d’explosifs, ne les vise pas avec des roquettes Scud, ne les arrose pas de bombes à fragmentation, ne viole pas leurs femmes, ne retient pas leurs enfants aux postes, ne tue pas leurs médecins, ne spolie pas leurs biens, n’assassine pas leurs jeunes d’une balle dans la tête avant de les jeter dans une rivière ou de brûler leurs corps pour les faire disparaître, ne détruit pas leurs villes, quartiers et villages de fond en comble. Cela, loin de diminuer la culpabilité du régime, l’aggrave. Car, ce faisant, il a divisé les Syriens et les a montés les uns contre les autres, tout en les dépouillant tous de leur humanité et de leur sens d’appartenance à une patrie commune. Aussi, le mal va au-delà des 70 000 personnes qui ont été tuées et des villes et villages entiers qui ont été détruits.

Depuis que les Américains ont inscrit le Front Al-Nosra sur leur liste d’organisations terroristes, la stratégie médiatique du régime consiste à ramener la révolution à cette faction minoritaire. En réduisant ce qui se passe à une lutte contre des “terroristes” (qu’ils soient “salafistes” ou “voyous”), le régime, là encore, détruit la société. Car cela revient à dire que la vie de ces rebelles ne vaut rien et qu’on peut les éliminer sans remords, conformément à une jurisprudence que les Américains en particulier et les Occidentaux en général ne peuvent désavouer puisque ce sont eux-mêmes qui l’ont créée.

L’alibi du terrorisme

Plus l’assassin devient barbare, plus il ressent le besoin de présenter ses victimes comme des barbares. Il cherche ainsi à cacher la barbarie bien réelle qu’il exerce tous les jours derrière la barbarie supposée de ses victimes, qui porte le nom de terrorisme, une sorte de “marque” internationalement reconnue. Il est aidé en cela par des intellectuels qui situent les problèmes dans les têtes, et non pas dans les pratiques concrètes.

On n’aurait donc pas affaire à une société syrienne où les hommes aspirent à vivre dans des logements décents, à avoir un salaire convenable, à envoyer leurs enfants dans de bonnes écoles et à avoir accès aux facilités du monde moderne. Non, on aurait affaire à une espèce particulière d’êtres humains, incurables, et dont on ferait mieux de se débarrasser. La violence qui s’abat sans relâche sur les Syriens est en quelque sorte l’application pratique d’une telle vision des choses.

Il y a une continuité entre d’un côté “l’intellectuel” qui est davantage indisposé par le nombre des victimes que par la présence du bourreau et, de l’autre, un régime qui a pour politique d’infuser une culture de miliciens, une politique qui détruit le sentiment d’appartenance à une patrie commune et appelle à la vengeance aveugle. Tout cela aboutit à mettre totalement à nu la société syrienne et à en révéler une destruction dépassant toutes les bornes. Cette destruction ne date pas d’aujourd’hui. Elle est le fruit d’un demi-siècle de régime baasiste.