Toulouse Syrie Solidarité, 8 Mai 2015
Texte de l’intervention de Yassin Al Haj Saleh à Toulouse lors de la rencontre autour de son livre “Récits d’une Syrie oubliée”, à l’Espace des Diversités et de la laïcité le 9 avril 2015.
1-
En 1992, alors que mes deux frères et certains amis venaient de sortir de prison, l’un de mes frères, accompagné d’un autre ami sont venus me rendre visite en prison. A l’époque, les visites étaient interdites. Mais la tyrannie a toujours des failles : le geôlier était complice, ce qui a permis que je puisse leur parler à travers les fenêtres de notre quartier, alors qu’ils étaient debout dans la cour de la prison. Mon frère avait été emprisonné pendant 6 ans et notre ami plus de 11 ans. Tous les deux avaient retrouvé la « liberté » quelques semaines plutôt, à cette époque-là. Je ne sais plus qui d’entre eux avait dit cette phrase inoubliable : « Lorsque j’étais en prison, j’avais l’espoir d’en sortir. Je suis sorti, mais je n’ai plus d’espoir ! »
Cette phrase m’a beaucoup peiné. Non parce que j’imaginais la vie en rose en dehors de la prison, mais parce que je sentais que l’espoir est quelque chose que l’on se donne, quelque chose qu’on s’efforce à cultiver pour qu’il reste avec nous et se développe. Dans la langue arabe, il y a homophonie partielle entre le mot « espoir » et le mot « travail » ; par contre, au niveau du sens, ils ont une liaison très forte. L’espoir stimule l’esprit. Il n’est ni un passe-temps ni une attente de l’esprit, comme le dit Al Toughra’î dans son poème « Lamiyatu l’ajam) même s’il n’est pas également un travail dont le chemin est déjà tracé et qui conduit à un résultat précis et connu d’avance.
Le travail très organisé, s’approchant du fonctionnement d’une machine, ne comporte pas d’espoir car il ne présage d’aucune éclosion, d’aucune naissance ni d’aucune création.
L’espoir n’est pas non plus une espérance. Lorsqu’on éprouve le sentiment de l’espérance, on s’adresse à une force à l’extérieur de nous-mêmes. Tandis que l’espoir a sa source en nous.
En prison, sans but précis au début, je m’étais créé des occasions pour espérer, qui m’ont permis de résister au désespoir. Malgré le fait que j’avais suffisamment désespéré à certains moments. Je crois que l’expérience carcérale m’a servi de vaccin contre le désespoir. Car en prison, j’avais souvent été atteint d’un désespoir bien profond. Mais grâce à l’apprentissage, l’acquisition des savoirs et à la réflexion, la prison est devenue une émancipation, comme je l’ai dit dans mon livre. C’est une libération des prisons intérieures. A l’intérieur de la prison, j’ai changé et je me suis régénéré. A mon avis, c’est le degré le plus intense de l’espoir : une nouvelle vie et une nouvelle jeunesse.
L’espoir est également la fabrication de l’âge, et une manière de reporter la mort. L’âge n’est pas vraiment ce temps limité que nous avons durant notre vie. L’âge est ce que nous bâtissons dans ce monde, et ce que nous produisons avec nos propres limites. L’apogée de l’espoir est que notre âge soit un florilège de plusieurs vies en une, et une édification.
2-
Le problème avec l’espoir est qu’il est petit, fragile. Alors que nous avons besoin de lui constamment, lui, il a besoin de toute notre force, et de tout ce que nous pouvons réunir en nous comme intelligence et imagination afin que cet espoir reste avec nous et s’épanouisse. Le souci qu’a l’espoir avec nous c’est que nous l’abandonnons facilement devant tout obstacle, et nous nous laissons aller au désespoir.
L’une des origines de la fragilité de l’espoir est la certitude que la mort est au bout. Mais l’espoir lui-même ne meurt pas. Il reste avec nous en dépit de cette certitude. Car l’espoir est la réplique de la vie.
A l’instar de la vie qui est un ensemble d’actes de résistance face à la mort, l’espoir est un ensemble d’actes de résistance face au désespoir. Ces actes sont la volonté, la pensée et l’imagination. L’espoir est ainsi une faculté qui enveloppe l’action humaine renouvelée sans que cette dernière soit liée à un déterminisme historique, ou une destinée divine, ou la nature même des choses. Nous ne sommes pas condamnés à l’espoir, comme l’avait dit notre maître le dramaturge syrien Saad Allah Wannous . L’espoir est un choix et non une fatalité ; ce n’est pas non plus une habitude. C’est un choix rude. C’est notre choix de résister à tout ce qui nous domine : les pouvoirs, les traditions, les pensées. De renouveler notre pensée et notre vie, de nous renouveler nous-mêmes tout en travaillant à essayer de changer le monde afin qu’il devienne plus juste et plus libre. Plus apte à produire de plus amples espoirs.
L’espoir est certes un acte de résistance à la fois individuel et collectif. Sauf qu’il y a des systèmes sociaux et politiques qui ne permettent pas de créer l’espoir. Ce sont des systèmes désespérés ou générateurs de désespoir ; ils œuvrent aussi à le répandre.
Si nous voulons nous libérer de la tyrannie, si les Syriens se sont insurgés contre l’état assadien, c’est parce qu’il est bel et bien un état anti-espoir. L’état assadien a affaibli la capacité des Syriens à construire et à conduire leur vie. Alors que, par ailleurs, leurs destins sont fabriqués et administrés par les managers, bruts et terrifiants, de l’hégémonie. Ce qui par la suite, crée des conditions favorables à la reproduction du désespoir.
L’espoir est la réplique de la vie comme il est la réplique de la liberté. Les gens créent l’espoir proportionnellement à leur degré de liberté. Les systèmes sociaux producteurs d’espoir sont ceux qui garantissent la plus grande liberté au plus grand nombre d’individus. La liberté s’entend comme la liberté de l’esprit et de la pensée, la liberté d’imaginer, de sortir des habitudes, et de rendre la vie plus originale, et non seulement la liberté au sens politique et juridique, pas plus qu’au sens économique (la suffisance matérielle). L’espoir ne peut pas s’accommoder avec des situations précises, ni avec les habitudes figées.
La vie figée dans un modèle fixe, a l’effet d’une machine bien réglée ; elle empêche ainsi toute éclosion et toute nouvelle naissance ; de la sorte elle exclue l’espoir. Son effet ressemble également à celui de la certitude de la mort et de l’anéantissement, si ce dernier s’empare du vivant.
La liberté, l’espoir et la vie forment une triade et marchent ensemble. En face, il y a une autre triade : la tyrannie, le désespoir et la mort. Comment espérer alors que nous sommes déjà morts ? Comment éprouver du plaisir à vivre alors que nos âmes sont appelées à mourir ?, demande le poète Abou al Atahia. Pourtant, nous n’espérons que parce que nous sommes mortels, nous résistons à notre mort et ne cessons de la retarder.
En s’interdisant de prendre plaisir à vivre, Abou al Atahia meurt aujourd’hui et dans tout temps, car il mourra un jour. Il lui a échappé que si nous étions destinés à vivre éternellement, nos vies seraient devenues ennuyeuses puisqu’elles n’auraient comporté aucune nouveauté, dans l’attente du rien ; des vies dépourvues d’espoir mais remplies de certitude.
Il n’y a pas d’espoir au paradis. Il y a une abandonce ennuyeuse. Aucune éclosion non plus ni création. La mort n’existe pas dans le paradis, mais la naissance non plus, ni aucune forme de créativité innovante. On dit que le diable n’a pas d’espoir pour aller au paradis. Mais le paradis est le « terminus » des espoirs des croyants. Il se peut que le diable, en enfer, espère un salut quelconque ou espère moins souffrir. Mais : qu’y-a-t-il après le salut ? Un infini ennui. La vie limitée est cet « espace d’espoir » dont a parlé Al Toughra’ï . Tant que nous sommes vivants, nous sommes en principe capables de créer, de produire, et d’innover. L’espoir est cette force de l’apparition du renouveau, plein de vitalité, dans notre vie. C’est la vie de la vie, c’est la vie doublée, ce sont ces instants où nous disons que nous avons réellement vécu.
L’espoir n’existe pas non plus dans les paradis terrestres, que ce soit au nom de la religion, de la nation, de l’humanité, du libéralisme ou du socialisme. L’Union soviétique et ses avatars, étaient des pays du désespoir. Si je reprends une formule de Marx qui dit que lorsque la philosophie se réalise elle cesse d’être philosophie, je pourrais dire que l’espoir réalisé dans le socialisme soviétique n’est plus un espoir que possèdent les gens ou pour lequel ils se battent. Il est devenu un désespoir achevé. « L’espoir a dominé » les Russes ainsi que tous les peuples soumis à leur pouvoir ; de la sorte, il ne leur reste plus d’espoir.
Mais l’organisation qui serait l’incarnation même du non-espoir, du désespoir écrasent (absolu?), et de la triade : despotisme/désespoir/ mort, est bien Daesh. Dans cette organisation, le système est sacré. Ses règles sont basées sur des certitudes incontestables ; il s’efforce de ne laisser la moindre marge, si étroite qu’elle puisse être, à la résistance, à la liberté ou à la créativité, et ce à n’importe quel niveau de la vie. Ici, se réalise l’espoir d’un état islamique et par conséquent il ne reste plus aucun espoir. Ici s’achève l’histoire. Le but de la vie ici est de répéter les mêmes choses jusqu’à la mort. Ce qui mènera Daesh à son péril et le fera tomber, c’est le fait qu’il représente le prototype du désespoir qui enferme la vie et les vivants dans un étau serré. Malgré cela, Daesh ne réussit pas à fermer définitivement les fenêtres de l’espoir. Les gens finissent par enfreindre le système du désespoir et à le surpasser.
3-
Les Syriens affrontent aujourd’hui des situations extrêmement dures, qui dépassent la capacité même à l’imaginer et à en faire un récit cohérent. Tout pousse au désespoir.
« Désespérons donc pour avoir la paix ! », avait écrit le romancier jordanien Ghaleb Halsa dans son roman : « Pleurer devant les ruines », paru au début des années 80. Cela me paraît une abdication inacceptable.
Dans cette situation générale que l’on vit tous, j’affronte personnellement, en tant que Syrien comme les autres Syriens, une épreuve plus dure que la prison . Il ne s’agit pas uniquement de l’exil, mais aussi de l’enlèvement de Samira, mon épouse, et de mon frère Firas, ainsi que certains de mes amis, sans la moindre nouvelle d’eux (depuis plus d’un an) ; de plus, la révolution s’est brisée, et le pays s’est déchiré. Reste-t-il donc aujourd’hui une place pour l’espoir ?
Sans vouloir me vêtir d’une endurance qui n’est pas à mes yeux toujours bonne, mais je ne suis pas désespéré. Se plaindre et se lamenter me répulsent profondément. En revanche, pour affronter cette situation intenable et chronique, j’apprends à être triste au lieu d’être résigné et habité par une colère aveugle.
La tristesse aide à se retrouver et à ranger l’intérieur de nous-mêmes. Et c’est ainsi que nous pouvons résister.
J’apprends aussi comment me confier à des amis. Cela aide beaucoup.
Aujourd’hui l’espoir est plus que jamais un défi et une lutte. Une lutte sans garantie, sauf celle de l’amitié et de la confiance que nous donnent les amis, celle de l’accompagnement de soi, de construire une sorte d’amitié avec soi-même, et de l’image de Samira ne me quitte pas. Je sens que sa dignité va de pair avec ma capacité à tenir.
Le travail aide beaucoup également. La lecture et l’écriture sont mes outils de travail qui me permettent d’éclaircir les choses, de produire et de vivre.
Mais, ce qui aide le plus à résister c’est bel et bien le travail commun avec les autres. Je travaille avec des amis syriennes, syriens et turques sur des projets communs très prometteurs. Nous essayons ensemble de créer des espaces plus importants pour la confiance, l’espoir et l’amitié.
Je crois qu’il est juste aujourd’hui d’orienter notre effort vers tout ce qui peut sauver l’espoir et la confiance, vers le développement de la culture de l’espoir. Cette culture ne peut être qu’une culture de l’innovation et du renouvellement, l’espoir lui-même étant le compagnon idéal de la création et du renouvellement.
Plus tard, dans un temps que je ne saurai déterminer, ce travail de résistance contre le désespoir, devrait se transformer en une résistance contre les systèmes du désespoir, en un mouvement social, politique et libérateur, qui célèbre la vie et qui affronte la tyrannie politique et religieuse.
Texte traduit de l’arabe par Rawa Pichetto