Un œil sur la Syrie Blog – Traduit de l’arabe par Souad Labbize
Sammour, même s’il t’était donné d’imaginer l’ampleur de notre désastre, tu dois sûrement te demander comment tout cela est possible : tu as disparu depuis 3 ans 7 mois et 20 jours et tu sais que nous avions des amis et des connaissances parmi les chefs de l’opposition officielle – ou leurs proches – censées avoir des relations haut placées. Bien que je n’aime pas évoquer ce sujet, il va falloir l’aborder.
En fait, ceux que tu connais des différents groupes de l’opposition ont publiquement dénoncé votre enlèvement, c’est à peu près tout ce qu’ils ont fait. Apparemment, lors de votre disparition, certains responsables politiques ont contacté des instances régionales comme le ministre des affaires étrangères du Qatar qui aurait contacté à ce sujet Jaysh al-Islam (qui est certainement derrière votre enlèvement) mais sans réellement faire pression et sans suivre l’affaire, depuis. Malheureusement, nos amis hauts placés n’ont pas suivi l’affaire, eux non plus. Pas un mot, pas de déclaration ! Ils n’ont pas tenté de faire pression ou essayé d’écrire un article. Ils n’ont pas proposé une aide quelconque à moi ou aux proches de Razan, de Wael ou de Nazim. Sammour, j’ai honte de te révéler tout ça et je ne veux pas donner de noms ou des détails et pourtant ils sont nombreux.
Tu ne comprends pas pourquoi ? Moi, non plus je n’arrive pas à comprendre. Mais je vois deux ou trois explications. D’abord, ces gens-là sont préoccupés par eux-mêmes, leurs relations et leur carrière ; la plupart d’entre eux ne semble pas avoir acquis suffisamment de poids pour être crédible, ni sur le plan personnel ni sur le plan public. Ensuite, regarde un peu la politique, les intérêts politiques : qui est qui et qui est avec qui, quelle relation est la plus profitable et laquelle est sans intérêt ? Nous autres, nous ne sommes pas une force qui a l’argent, le pouvoir ou les relations. Sammour, nous ne sommes d’aucune utilité pour ceux qui sont exclusivement préoccupés par leur sort. En même temps, nous, c’est-à-dire vous quatre kidnappés, moi et ceux qui nous ressemblent, échappons au contrôle, ne sommes pas affiliés et n’obéissons à personne, ce qui fait de nous un souvenir gênant, d’une époque révolue aux yeux des nouveaux dignitaires. Autant dire que nous sommes désormais des indésirables pour ceux qui savent être rationnels, disciplinés et obéissants. Troisièmement, je dois avouer que tous ceux-là ont fait preuve d’indifférence et de manque d’humanité à un point inimaginable pour moi. Sammour, j’ai honte d’écrire que certains que tu connais n’ont pas daigné m’appeler, ou m’écrire un mail par solidarité, pour me réconforter ou pour demander des nouvelles… J’ai honte parce que tout cela montre combien j’ai été naïf. Et enfin, après tout ce que j’ai évoqué, j’ajoute un quatrième point : la bêtise. En dépit de leurs intérêts personnels et politiques, il leur était possible de se donner un tant soit peu de poids et d’autonomie en donnant à votre affaire l’intérêt qu’elle méritait. Ils auraient ainsi renoué avec une large catégorie de ceux qui ont cru à la révolution mais qui ne se sont jamais sentis représentés par les instances créées en son nom. Ils se seraient aussi ménagés une meilleure marge de manœuvre face à des groupes et forces qu’il n’est – difficilement – pas possible d’ignorer. Comment faire pour que ces gens saisissent qu’ils ne peuvent continuer à critiquer, prendre leurs distances et s’opposer à ces catégories? Non seulement ils ne nous ont pas aidés mais en plus ils ne se sont pas aidés eux-mêmes. Cela prouve la médiocrité et de leurs compétences, de leur conscience, de leur imagination et de leur habileté politique. Nos chers opportunistes ont une intelligence limitée.
Je vais te donner un exemple. Il y a plus d’un an, j’ai croisé une personnalité haut placée que tu connais, qui te connait et me connait parfaitement. Il avait rencontré Zahran Alloush lors du passage de ce dernier en Turquie en avril et mai 2015, mais durant leur rencontre, il n’a pas dit un traître mot au sujet de votre enlèvement. Comme il a senti que j’étais sec avec lui, il s’est justifié : « nous avons les mains liées ! » J’ai donc répondu que ce n’était pas vrai et peu de temps après, cet individu qui avait « les mains liées » occupait une fonction importante dans le Conseil National Syrien. Que dire ? Ceux qui ont les « mains liées » devraient rester chez eux au lieu d’occuper des fonctions supposées publiques : prétendre avoir les « mains liées » signifie qu’ils sont contre nous… Petits calculs égoïstes pour satisfaire d’influentes forces criminelles au détriment des activistes démocrates qui eux, ne sont pas influents.
Sammour, au sujet des « mains liées », je pense que les ambitions et les relations de ces gens ont vraiment altéré leur sens de l’imagination au point qu’ils ont les « mains liées » dès qu’il s’agit d’organiser des protestations, de participer à nos initiatives, de soutenir des événements artistiques engagés, d’initier des activités ponctuelles (l’anniversaire de la révolution, entre autres, ou de votre disparition, par exemple) ou brandir vos portraits dans un rassemblement. Tout cela pour ne pas dire : boycotter Jaysh al-Islam ou publier un livret sur ses agissements dans la Ghouta orientale ou enfin déclarer une grande initiative publique autour de votre disparition.
Avant que tout cela ne soit une impardonnable trahison contre toi, Razan, Wael et Nazim, c’est d’abord un acte de trahison contre la révolution et ses valeurs. La révolution des anonymes et des insignifiants.
Impardonnables. Et en 44 mois, je n’ai pas réussi à leur trouver des circonstances atténuantes qui aident à comprendre et à pardonner.
Et l’exemple précédent est un parmi tant d’exemples que je te détaillerai à ton retour et qui montrent que nous avons un vrai problème de fond dans l’opposition traditionnelle, dont toi et moi Sammour, sommes issus. Ces gens-là sont dans une situation différente qui n’est pas celle de la révolution, loin de ceux qui ont été arrêtés, torturés et tués, ceux qui ont été enlevés, qui ont disparu ou ont été expatriés et ceux qui aujourd’hui vivent dans des camps à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie.
Sammour, ce n’est pas par complaisance que j’évite de citer des noms et des détails, avec le temps je suis devenu moins accommodant que je pouvais l’être. Mais, je ne veux pas réduire notre cause à une question d’ordre personnel avec accusations et justifications. Toi, Razan, Wael et Nazim menez la bataille la plus importante et la plus noble. J’essaie de mon côté, moi le survivant, de mener une lutte à la hauteur de votre cause. Ces gens-là, je te le redis, sont dans une situation qui n’est ni celle d’un ami ni d’un partenaire.
Sammour, le verre comme on dit, n’est qu’à moitié vide. Beaucoup d’amis s’impliquent dans la lutte pour votre libération, certains tu les connais et une partie de ceux que tu ne connais pas ne sont pas Syriens. Malgré tout, nous ne sommes pas seuls ma Sammour. Le point commun avec ces partenaires est que nous n’avons pas de pouvoir ou de relations influentes mais luttons pour la justice pour nous et pour tous, dans ce monde décadent. Beaucoup prennent de tes nouvelles, suivent l’affaire et ont le sentiment de te connaitre. Tout cela me donne des forces qui j’espère te parviennent et t’aident, toi et Razan, Wael et Nazim.
Sammour, nous ne sommes pas seuls.
Sammour, aujourd’hui et comme toujours, nous continuons à lutter pour votre libération et n’abandonnerons pas. J’espère que nous aurons réussi à poser les bases d’une cause inébranlable et que nous pourrons traduire sa force éthique en une force légale et politique.
Mon souhait le plus cher est que tu prennes soin de ta santé et que tu sois patiente et déterminée jusqu’à ton retour que j’espère proche.
Je t’embrasse, mon cœur,
Yassin