Un œil sur la Syrie Blog – Traduit de l’arabe par Souad Labbize
Sammour, pas un jour depuis ta disparition – près de 3 ans et 7 mois – le sang n’a cessé de couler. Aujourd’hui, l’aspect dominant du conflit est sa fragmentation en zones d’influence et la propagation de guerres parallèles. Sammour, nous avions réclamé le pluralisme politique et avons obtenu une pluralité de guerres et de pays en Syrie.
La Russie est sur le littoral, elle occupe des bases militaires dans plusieurs régions et livre une guerre contre les forces de l’opposition. L’Iran est à Damas, par l’entremise du Hezbollah – ou directement – à Alep, à Qalamoun, à Derâa ainsi que d’autres régions et livre une guerre en soutien au régime et pour prendre le contrôle sur le pays en s’appropriant des biens immobiliers et des terres à Damas, à Homs, dans le littoral et ailleurs dans le pays. La Turquie dans le Nord à Jarablus et à Al Bâb, livre sa propre guerre contre le PKK. Les Américains mènent leur guerre contre Daech, à Raqqa et dans la Djézireh en s’appuyant essentiellement sur des forces kurdes pour assiéger Raqqa. Avant d’assiéger la ville, les Américains ont modifié les règles sur le terrain de manière à faciliter les « dommages collatéraux » du côté des civils. Durant les seuls mois de juin et juillet, il y a eu entre 1300 et 1500 morts parmi ce qui restait de la population – réduite à 40000 personnes environ, selon les estimations -. Avec un tel taux de victimes civiles dont la mort est tolérée, nous sommes face à une véritable guerre terroriste. Dans toutes les définitions, le terrorisme signifie cibler des civils – ou ne pas en tenir compte – à des fins politiques.
Hassaké et Qamichli sont sous contrôle des forces de la filiale syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan en Turquie (PKK). Le régime est dans les deux villes. Deir ez-Zor est partagée entre le régime et Daech et il semble que les Russes travaillent actuellement pour la contrôler.
Où en est le régime ? Bachar al-Assad est encore et toujours là mais le régime est rongé de l’intérieur par des gangs et des intérêts antagonistes mais aussi par des prédateurs voraces qui échappent vraisemblablement à son contrôle.
Dans la Ghouta orientale, il n’est pas exclu que Jaysh al-Islam mue et qu’il réussisse à conclure un accord avec le régime où il abandonnerait les armes accumulées qui ont servi à tuer les populations de Douma et de la Ghouta orientale, contre une intégration dans les réseaux d’intérêts influents dans la région.
Idlib (et les régions au Nord d’Alep) vers lesquelles ont été évacuées les populations de Daraya, Kaboun, Barzeh, Zabadani et al-Waer, tombent de plus en plus sous le contrôle d’Al-Qaïda. Il y a quelques semaines, le front al-Nosra – devenu Hayat Tahrir al-Cham, l’« Organisation de Libération du Levant » – a vaincu Ahrar al-Sham et contrôle désormais la région. C’est un foyer de guerre susceptible d’exploser à tout moment et de durer, ce qui entraînera mort et destructions.
La guerre n’est pas finie, elle s’est transformée en guerres parallèles. Dans de nombreuses parties du pays règnent des situations exceptionnelles qui pourraient se transformer en de longues guerres parallèles.
Où en est la révolution ? Où sont les Syriens ? Sammour, on estime le nombre de morts à un demi-million. Ces estimations publiées par un journal britannique depuis plus d’un an, ne sont plus d’actualité, il faudrait y ajouter des dizaines de milliers de victimes. 6 millions de Syriens se sont exilés : 5,052 millions en Turquie, au Liban, en Jordanie, en Egypte et en Irak…et 937 000 en Europe dont la moitié environ est en Allemagne. Plus de 7 millions de Syriens sont déplacés à l’intérieur du pays, dans des localités proches ou éloignées de leur domicile. En général, les déplacés fuient les régions échappant au régime – qui a veillé à ce que la vie y devienne impossible – vers des régions contrôlées par le régime, où les gens certes échappent aux bombardements et aux sièges mais où la vie est également de plus en plus difficile. Les coupures d’électricité et d’eau sont de plus en plus fréquentes, et les gens se sentent aujourd’hui plus que jamais étrangers dans leur pays. Ils s’y sentent exilés, sentiment qui ne touche pas exclusivement les réfugiés éparpillés de par le monde (il y a deux ans nous avions un seul réfugié syrien à Hong Kong et à présent ils sont deux !) mais touche aussi bon nombre de résidents.
La Syrie qui n’avait pas d’intérieur a développé, grâce aux manifestations et aux révoltés, un intérieur dynamique durant les deux premières années de la révolution. Aujourd’hui, la Syrie est un pays multi-intérieurs et multi-extérieurs . Beaucoup de gens de l’intérieur de la Syrie sont désormais à l’extérieur et beaucoup de gens de l’extérieur y sont actuellement. Aujourd’hui, il y a la Syrie en Turquie (plus de 12% de Syriens), au Liban et en Jordanie (les deux pays frères et voisins où les réfugiés syriens subissent de très mauvais traitements), en Allemagne et partout. Et puis, il y a la Russie en Syrie, l’Iran en Syrie, l’internationale djihadiste en Syrie, la Turquie, le PKK et même Bachar al-Assad.
Sammour, aujourd’hui, plus de 80 % des Syriens vivent sous le seuil de pauvreté ; au moins 160 000 déplacés de Damas, Homs et sa région, vivent dans les camps au Nord du pays et un quart de millions des réfugiés ( 3 millions environ) sont en Turquie.
Le nombre des prisonniers et des disparus n’est pas connu mais ils sont des dizaines de milliers (au-delà de 100 000). Il y a quelques mois, Amnesty International a publié un rapport sur la prison de Saydnaya où on estime le nombre des tués à 13 000 entre septembre 2011 et fin 2015. Par pendaison. Sans parler des morts de faim et de maladie dans ce lieu que le rapport appelle « abattoir humain », ou encore entre les mains des services de renseignements. Sammour, la révolution subit ce que ces gens subissent, ceux qui ont été tués et dont le foyer a été détruit, les détenus, les torturés, les déplacés à l’intérieur comme à l’extérieur, les appauvris, ceux qui habitent des camps et des quartiers pauvres. Sammour, la société civile qui s’est révoltée a été détruite dans le but de détruire la révolution et ses cendres ont été éparpillées partout.
Dans ce contexte de dispersion dans l’espace mondial et parmi les nouvelles diasporas proches ou lointaines, nombreux sont les Syriens – ceux dont la situation est moins dramatique – qui essaient d’aider. Certains d’entre eux, les jeunes en particulier, souffrent des affres de l’exil et traversent des crises dont ils ne sortent pas toujours indemnes. L’éloignement, l’explosion des familles et des liens sociaux, l’absence de perspectives, précipitent ces jeunes gens isolés dans des situations alarmantes et déstabilisantes où ils ne sont pas aidés.
Parallèlement, d’autres jeunes suivent des cursus universitaires ou améliorent leur niveau de compétences professionnelles, culturelles et linguistiques. Peut-être que dans quelques années, ces efforts auront des conséquences positives sur le pays et apporteront quelques compensations à notre drame. Ceci rappelle nos propres apprentissages en prison, nos efforts pour changer et réparer nos vies.
Sammour, je sais depuis mon emprisonnement qu’il est impossible de compenser et d’ailleurs, rien n’est remplaçable. Et ce qui est vrai pour la prison l’est d’avantage pour la révolution assiégée et le pays entièrement ravagé. Tu le sais parfaitement puisque tu as écrit dans ton journal que la prison que tu as connue est une plaisanterie comparée au siège. Et aujourd’hui, personne mieux que toi ne sait que le siège est une plaisanterie comparé au siège dans le siège, le siège multiplié dont tu es otage. Sammour, rien ne compense ton absence, rien !
Je n’ai pas le cœur à dire à ceux qui t’assiègent : « assiégez votre siège, c’est inévitable » Et je ne crois pas que Mahmoud Darwich aurait dit cela si son aimée était à ta place et lui à la mienne et si la situation était la nôtre.
Mais comme lui, nous essayons de cultiver l’espoir ou de l’inventer.
Et mon plus cher désir, ma chérie, est que tu sois en bonne santé et que ton sens de l’ironie soit intact comme il l’a toujours été, ce serait ma seule compensation.
Des baisers mon cœur.
Yassin