Un œil sur la Syrie Blog

Sammour, dans ma précédente lettre, j’ai essayé de te donner une idée de la situation humanitaire en Syrie. Certains affirment que c’est la pire crise humanitaire depuis le Rwanda en 1994 et des réfugiés depuis la seconde Guerre Mondiale. Le plus terrifiant, à mes yeux, c’est que d’une part notre tragédie, de fait, s’est déroulée sous supervision internationale, en présence des Américains, des Russes, de la France et de la Grande-Bretagne et ce n’était pas faute d’informations crédibles, ceci durant près de six ans et demi (et non pas trois mois, comme au Rwanda) et d’autre part le responsable de ce désastre national et humanitaire, Bachar Al Assad, reste au pouvoir ; on parle de « réhabiliter le régime », sorte de récompense pour tous ses crimes.

Que signifie tout cela, Sammour ? Quel sens donner à un demi-million de morts, à la vie détruite de milliers de personnes quand les puissances mondiales, dans le monde actuel, travaillent à réhabiliter non seulement les conditions qui ont mené à ce désastre mais aussi la junte régnante responsable de la mort de 2 % des gouvernés? Cela signifie tout simplement que tous ceux qui sont morts n’ont aucune importance, idem pour ceux qui ont été torturés et pour les vies détruites de milliers de Syriens. C’est une manière de nous dire que les centaines de milliers de victimes ont été sacrifiées pour rien. Pour rien, les hurlements des torturés, la peine des mères, des pères et des enfants. Tout cela ne constitue pas un tribut pour quoi que ce soit et n’est d’aucune utilité. Le sang versé n’aura pas apporté la liberté et les sacrifiés ne sont pas une offrande pour le salut. En résumé, nos morts ne sont pas des martyrs et nous n’avons pas de cause. Ce désastre n’apportera pas de changement politique, les criminels resteront impunis, il n’y aura pas de justice. Aucune nouvelle perspective pour le pays et les Syriens ne seront pas en meilleure position pour envisager leur avenir et celui du pays.

Cela signifie que les vies sacrifiées ne garantiront pas la vie de ceux qui ont échappé à la mort, idem pour les horreurs subies par ceux qui ont été torturés, elles n’épargneront pas ceux qui ont échappé à la torture.

Sammour, peux-tu seulement t’imaginer ? Quand nos souffrances sont vidées de leur sens, nous quittons le cercle des humains fait de souffrances et de sens. Nous sommes alors considérés comme des choses sans valeur qui ne souffrent pas tandis que les architectes de notre désastre sont, eux, considérés comme des humains, ou bien nous sommes relégués à un ordre de sous-humains et les mêmes architectes de notre désastre sont eux, dans une position de surhumains, voire de dieux. Sammour, peux-tu seulement t’imaginer ? Le racisme se surpasse lui-même, sous prétexte de combattre Daech, n’importe quel raciste et fasciste peut mettre le masque d’un civilisé progressiste et raffiné.

Quand on estime que la mort de 100 parmi les nôtres, 1000 ou 10 000 ou même un million, équivaut de toutes manières à zéro cela signifie effectivement que chacun de nous ou tous ensemble réunis valons zéro et que notre extermination n’est pas dommage ni condamnable. Nul doute que ce sont des dieux, ceux qui ont présenté notre drame de telle façon qu’il n y ait pas de différence à leurs yeux, entre peu de morts et beaucoup de morts. Non seulement il a été permis de nous condamner au nom de la « guerre contre le terrorisme » mais c’est au nom de cette lutte que nous sommes condamnés sur simple présomption de terrorisme ou de « groupes de soutien au terrorisme » comme l’a déclaré Bachar Al Assad. Ainsi, nous allons de la perte de sens au permis de tuer, à la privation de justice, à l’extermination et à la perte de la vie.

Sammour, cela n’est-il pas terrifiant ? Etre déplacé et condamné, torturé et condamné, assassiné et condamné ; qu’on condamne les agressés et les tués à la place des agresseurs et des criminels. Terrifiant d’être maudits de cette façon et d’être traités comme des maudits, par des dieux cruels, d’être abandonnés dans des souffrances sans limites et que rien n’y fasse, rien ne nous sauve.

Ils disent qu’il n’existe pas d’alternatives à Bachar al-Assad, reconduisent son mandat sur nous parce qu’il est fiable et sous contrôle. Les puissants qui gouvernent le monde d’aujourd’hui veulent posséder notre changement, la mesure de ce changement, sa direction, son rythme et ses résultats et que nous soyons, nous, dépossédés de notre histoire, que notre histoire soit juste une partie de l’histoire des puissants.

Sammour, le plus terrible c’est que nos efforts les plus louables sont irrémédiablement condamnés à ne pas laisser d’impact et que tout ce que nous faisons avec sincérité n’est pas fructueux. L’action et l’inaction donnent le même résultat et c’est zéro de toutes manières. C’est la résignation, une condamnation à mort, la reprise du travail de Bachar al-Assad. Cette histoire syrienne ne ressemble à aucune autre de l’histoire contemporaine pleine de sang et de souffrances. Les autres histoires soit elles n’étaient pas aussi médiatisées ou étaient locales et sans interventions des puissances internationales ou n’avaient pas duré aussi longtemps ou n’avaient pas entraîné un tel coût humain et matériel ou encore n’avaient pas condamné tout espoir pour l’avenir, comme notre histoire.

Ou les puissances internationales étaient déjà unies ou elles se sont unifiées après des divisions, dans notre pays auprès du principal criminel (ou dans une neutralité positive en sa faveur), ce qui fait que notre histoire est universelle, c’est l’histoire du monde.

Le problème est que l’unique leçon politique à tirer est le nécessaire changement du monde. Puisque c’est le monde qui entrave le changement et vide nos vies de tout sens, il faudrait le changer afin que nous vivions et que nos vies aient un sens. Néanmoins, Sammour, cela signifie que nous sommes condamnés à sortir de l’action, de la politique, de toute tentative d’agir sur notre propre sort pour une longue période. Changer le monde n’est pas juste une formule mais le titre d’un destin terrifiant, tu le sais de notre lutte pour changer la Syrie. Le monde, Sammour, est une grande Syrie et le changer signifie la généralisation de l’horreur qui nous touche tous sur toute la planète.

Néanmoins, cela demeurera le seul défi pour réhabiliter le sens de notre souffrance, honorer la mémoire de nos victimes et faire que le drame syrien fasse bouger le monde qui doit changer. Ce qui est dénué de sens c’est ce monde qui nie le sens de notre cause, il est de notre devoir de le changer pour nous et pour tous ceux qui souffrent et n’ont aucune importance.

Sammour, tu sais que notre vieux maître Marx enjoignait les philosophes à changer le monde et pas seulement à l’expliquer. Plus tard, il confia la tâche de changer le monde uni par le capitalisme, au prolétariat, aux classes exploitées et organisées dans le monde capitaliste, les classes dominées qui n’avaient rien à perdre en cas de révolution mais qui avaient tout à gagner. Ceux dont on attend qu’ils changent le monde sont ceux à qui le monde nie tout sens, ceux qu’on a éjectés de l’histoire, qu’on a tués, torturés et exilés. Ceux qu’on rabaisse continuellement.

Sammour, nous sommes le prolétariat du sens, les parias du sens, les damnés qui n’ont pas le droit de condamner ni celui de parler du bien et du mal.

Sammour, aujourd’hui notre cause en est là, dans une situation inconfortable entre le déni de sens à notre égard et le tragique espoir de changer le monde qu’on nous reconnaisse un sens.

Changer le monde commence par les proches. Les islamistes, à qui tout sens est nié comme pour nous, sont trop étroits d’esprit et égoïstes pour être une force de changement. Ton enlèvement en particulier, illustre plus que tout autre exemple, la bassesse des islamistes et leur inhérente incapacité à changer le sens et la structure du monde. Ce sont de lamentables nihilistes, des désespérés.

Sammour, nous sommes ceux qui n’ont rien à perdre en changeant le monde d’aujourd’hui, les damnés dont le sens se limite à travailler à changer le monde qui nous nie tout sens. Nous, c’est-à-dire ceux qui sont comme toi et avec toi.

Néanmoins, encore une fois, c’est une destinée terrible et non juste une idée courageuse à noter pour passer à la suivante. La destinée possède mais ne peut être possédée. Je la sais depuis ton enlèvement. Je le perçois avec mes yeux et avec les tiens.

Dans un « monde en perdition » « l’oasis » c’est toi (poème de Mahmoud Darwich) dans ton double ou triple siège. Sois saine et sauve.

Des baisers mon cœur

Yassin