Courrier international (Jadaliyya) – 9 février 2012
Il n’y a plus aucun doute sur le fait que le régime syrien va vers sa chute. Le point de rupture qui marque l’effondrement total se rapproche. Le régime perd confiance dans son armée régulière qui ne parvient pas à maîtriser la dynamique de son délitement. Un nouvel équilibre commence à s’imposer entre les militaires de l’Armée syrienne libre (ASL) et les troupes du régime, forces armées ou milices, dans certaines régions.
Simultanément, la détérioration de la situation économique s’accélère et le gouvernement ne parvient plus à maîtriser le taux de change de la livre syrienne, qui a perdu plus de 50 % de sa valeur par rapport au dollar depuis mars 2011. Cette chute s’est accélérée ces dernières semaines et l’inflation atteint son taux le plus élevé depuis 1986. Il semble en outre difficile pour l’Iran et l’Irak du Premier ministre Maliki de continuer à soutenir un régime qui tente d’acheter le soutien de la bourgeoisie en lui fournissant aide financière et carburant. La discrimination est évidente à Damas, où les coupures d’électricité ne touchent les quartiers riches que quelques heures par jour. Malgré cela, la bourgeoisie bascule dans l’opposition au régime alors qu’elle était jusque-là hostile à la révolution. Tout indique que le pouvoir n’arrive plus à reprendre le contrôle du pays.
D’autres dynamiques sont désormais à l’œuvre. Près de onze mois de violences ont provoqué une crispation dans les esprits. Nombre de Syriens ont rompu tout lien avec le régime et se sont radicalisés, tandis que les signes d’hostilité se multiplient. Les slogans dans les manifestations et les graffitis sur les murs désignent le régime comme une force d’occupation. Les forces de répression sont appelées “brigades d’Assad”, les appels à “exécuter le président” ou à “maudire l’âme de son père” s’élèvent tandis que l’ancien drapeau de l’époque de l’indépendance est de plus en plus souvent hissé en place du drapeau actuel.
Une rupture idéologique, morale et psychologique avec le régime s’est opérée chez la majorité des Syriens, devenus plus lucides quant à leur situation. Le phénomène est sans précédent depuis l’indépendance. Après la chute du “mur de la peur” ou l’écroulement d’un régime sécuritaire réputé invincible, de plus en plus de Syriens commencent à ressentir leur supériorité face au régime ainsi qu’un mépris profond pour ses dirigeants.
Les deux signes les plus manifestes de la rupture et de la radicalisation sont le recours croissant aux expressions religieuses islamiques, mais surtout à la confrontation armée. Celle-ci ne se limite pas aux membres de l’Armée syrienne libre, déserteurs des troupes régulières. Des civils ont pris les armes en plusieurs endroits. Une telle évolution peut sembler regrettable sur un plan légal mais, d’un point de vue structurel, la violence reste le seul moyen de s’imposer contre le régime sur son propre terrain, et cela s’accompagne d’une religiosité revendiquée comme base de l’indépendance intellectuelle [par rapport au discours nationaliste arabe utilisé par le parti Baas]. Cette évolution est toutefois coûteuse. L’islamisation grandissante dans certains des foyers de la révolte soulève des inquiétudes pour la Syrie de demain, où une domination communautaire [sunnite] pourrait en remplacer une autre [alaouite]. En outre, quand la violence est pratiquée par des civils, elle peut conduire au chaos et aux règlements de compte.
Le comportement de certains insurgés armés locaux est dénoncé par des militants des droits de l’homme et des intellectuels mais, dans le même temps, certaines initiatives et formations apparaissent, parmi les jeunes en particulier, indiquant l’existence de forces vives longtemps réprimées. Un nouveau sens de la politique et de l’action publique se révèle parallèlement aux tendances violentes et religieuses. Il marque aussi une rupture avec une opposition traditionnelle lente à comprendre et à agir.
Voilà qui est vital pour l’avenir du pays. Car si la radicalisation est bonne pour mener à bien une révolution, la Syrie de demain aura besoin de forces modérées capables de réconcilier la société. Il est de l’intérêt général que le régime tombe le plus vite possible, avant que le radicalisme accapare cette révolution.