Courrier international – 31 octobre 2013

Depuis deux ans et demi, j’ai fait tout ce qu’il était possible de faire pour rester dans mon pays. C’est important pour moi en tant que journaliste de vivre sur le terrain et en tant qu’intellectuel de vivre parmi les gens et comme les gens, dans le milieu dont je suis moi-même issu. Je voulais rester en Syrie parce que j’y ai ma place, qui m’est indispensable. Je voulais voir le pays changer après l’avoir vu ne pas changer durant un demi-siècle.

Rester, cela voulait dire m’épuiser à éviter les griffes du régime. Et dans un premier temps plonger dans la clandestinité. Mais au bout de deux ans de clandestinité il m’a fallu quitter Damas, pour m’enfuir d’abord dans la Ghouta [faubourg agricole de Damas], puis, après une centaine de jours, à Raqqa, ville où je suis né. Mes frères y vivaient toujours.

Ce grand exode. Le voyage fut exténuant. Non seulement parce qu’il dura dix-neuf jours, en plein été, avec des dangers qui nous guettaient à chaque instant, mais aussi parce je voyais ma destination s’éloigner de moi au fur et à mesure que j’avançais vers elle. Car Raqqa était en train de tomber sous l’occupation de forces hostiles, à savoir les combattants étrangers de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) [forces islamistes liées à Al-Qaida], autrement dit Dahesh, nom qui aurait pu être celui d’un de ces monstres peuplant les contes de notre enfance. Quelques jours avant de quitter les environs de Damas, j’avais appris que ce monstre avait tué mon frère Ahmed. Puis j’ai appris qu’il avait également pris en otage mon frère Farès. Ce voyage n’avait plus de sens. En même temps, je n’avais d’autre choix que d’avancer pour en finir. La seule chose qui allégeait quelque peu le fardeau était la compagnie de jeunes déserteurs de l’armée.

J’ai passé deux mois et demi en cachette à Raqqa, sans obtenir la moindre information sur mon frère Farès. Je devais me cacher dans ma propre ville, ville “libérée” par des hordes venues d’ailleurs qui ont droit de vie et de mort sur les habitants, détruisent la statue de Haroun Al-Rachid [calife éclairé], saccagent les églises, mettent la main sur les biens publics et font disparaître des militants dans leurs cachots, mais jamais les suppôts de l’ancien régime. J’aurais voulu rester à Raqqa le plus longtemps possible afin de comprendre comment les choses en étaient arrivées là. Je voulais me faire une idée des nouveaux maîtres de la ville. Mais je n’ai pu marcher dans les rues de la ville et écouter ce que les gens avaient à raconter.

Au début de la révolution, je voulais la chute du régime pour pouvoir enfin obtenir un passeport. Je voulais un passeport pour me sentir libre et voyager à ma guise. Aujourd’hui, je laisse derrière moi mes amis, qui continuent à se battre. Je ne suis pas aigri, un peu en colère. Je sais à quel point notre situation est intenable mais, chaque fois que j’ai cru comprendre quelque chose, j’ai eu l’impression de remporter une petite victoire contre l’hydre du régime. Chaque fois que j’ai cru éclaircir un aspect de la situation, c’était une petite victoire contre la bête tapie dans l’ombre qui ne veut pas que nous soyons maîtres de nos paroles et de nos actes.

En Syrie, j’étais chez moi. Je comprenais ce qui se passait. Ce que je crains le plus maintenant, en étant à l’extérieur, c’est de ne plus rien comprendre. Que les faits m’échappent. Et je ne sais pas ce que je ferai en exil. J’ai toujours été mal à l’aise avec ce mot qui semble faire si peu de cas de ceux qui restent sur place. Je sais seulement que je suis une part de ce grand exode syrien. Et que je n’ai pas d’autre patrie, pas de patrie qui me soit plus douce que ce pays effroyable.