Courrier international (Al-Hayat) – 26 juillet 2012

A Damas, le sentiment qui prédomine est que le 18 juillet, jour de la mort des généraux de l’appareil sécuritaire [dont le beau-frère du président], constitue un moment charnière pour la révolution syrienne. La plupart des gens pensent qu’en réaction à la perte des principaux architectes des crimes du régime celui-ci cédera à sa nature profonde. C’est-à-dire qu’il assassinera et tuera encore davantage. Tel a été en effet son premier réflexe. Environ trois cent cinquante personnes seraient mortes le 18 juillet, majoritairement à Damas, dont au moins cent trente-sept lors du bombardement d’un convoi funéraire d’un martyr de la répression dans le quartier de Sayida Zainab. Le lendemain, deux cents autres seraient mortes, pour la plupart à Damas et dans ses faubourgs.

Deux traits contradictoires

Mais les signes de décomposition du régime se multiplient, avec des défections en hausse dans l’armée et un moral en baisse chez les hommes du régime. Les rumeurs sur la fuite de Bachar El-Assad à Lattaquié [dans le nord-ouest de la Syrie, en zone alaouite] ont rajouté à leur inquiétude. Plus fondamentalement, l’armée arrive de moins en moins à contrôler les régions. Certaines d’entre elles lui échappent totalement, notamment celle d’Alep, au nord. Dans cette région, les points de passage de la frontière turque seraient tombés entre les mains de l’Armée syrienne libre (ASL). Il en va de même dans la région d’Idlib et à Deir Ezzor, à l’est, le poste de Boukamal [à la frontière avec l’Irak] étant désormais contrôlé par les combattants de la révolution, ainsi qu’au Hawran, au sud. La révolution syrienne présente, depuis le début, deux traits contradictoires : d’une part, l’impossibilité de prévoir la suite des événements à court terme ; d’autre part, la certitude qu’à long terme le régime est condamné. Il est parfaitement prévisible que le drame syrien se terminera par la fin des Assad. Personne ne sait ce qui peut se passer avant le dénouement, mais il est certain que le jour de la mort des généraux (et il est possible que Maher El-Assad en fasse partie) [des rumeurs évoquent la mort du frère du président, un des plus violents de la famille] a constitué une dramatique accélération de l’Histoire. On compte désormais en jours et en heures, et non plus en semaines et en mois comme on le faisait depuis le début de la révolution, voire en années et en décennies depuis le coup d’Etat du clan Assad, en 1970.Il ne faut pas écarter l’hypothèse que le régime se lance dans une folle course en avant, en perpétrant un massacre d’ampleur encore plus grande que ceux déjà commis. Mais il n’est pas non plus exclu qu’il se dégonfle comme une baudruche, révélant des capacités de résistance moindres que ce que nous craignions. Le plus probable est qu’on assistera à un mélange des deux.En attendant, le spectacle qui s’offre aux regards ces jours-ci dans les rues de Damas fait quasiment penser à la désolation du jugement dernier. J’ai marché dans le centre-ville, jeudi [19 juillet] après-midi. Il était vide ou presque. Les commerces de nombreux quartiers étaient fermés. Presque personne dans les cafés, peu de monde sur les trottoirs et une circulation automobile réduite à un dixième de ce qu’on voit habituellement. Une ville ébranlée, hésitant entre la peur et l’espoir, l’envie de se révolter et le réflexe de se terrer.

Pronostics impossibles

Quant aux combattants de l’Armée libre, ils ne se cachent plus dans de nombreux quartiers au sud et à l’est de la ville. Selon les informations données par de jeunes militants, on ne distingue pratiquement plus la frontière entre les zones contrôlées par l’armée régulière et celles contrôlées par la résistance. Généralement, le régime contrôle les grands axes, mais sa présence diminue au fur et à mesure qu’on avance à l’intérieur des quartiers. Certes, la réalité du terrain est changeante, mais une chose est acquise : le régime va à sa perte.Il se passe à Damas la même chose qu’à Homs, Idlib, Deir Ezzor, Deraa et ailleurs : les troupes régulières prennent d’assaut les quartiers tenus par les révolutionnaires et leur infligent des pertes considérables, remportant la bataille d’un point de vue de militaire, mais perdant néanmoins la guerre d’un point de vue politique, puisqu’elles ne réussissent pas à faire reculer la révolution.On reste dans l’impossibilité de faire des pronostics à court terme. Le régime songe probablement à détruire des quartiers entiers de la ville, mais au cas où l’armée serait envoyée pour investir la capitale, il risque d’y avoir une multiplication de défections parmi les soldats, et nombre d’entre eux rejoindront la résistance. Les quartiers visés souffriront beaucoup, mais ils engendreront de nouveaux combattants en grand nombre parmi les civils. Chaque fois que le régime a redoublé de violence contre la révolution, il a provoqué un nouvel afflux de résistants, de plus en plus hostiles au régime, de plus en plus déterminés à le combattre et de plus en plus convaincus de la justice de leur cause.C’est ce qui se passe depuis les seize mois que dure la révolution, et ce sera la même chose à Damas. Le régime de Bachar El-Assad et de ses généraux continue de miser sur la défaite de la révolution. Ce faisant, il s’est condamné à verser de plus en plus de sang, du sang dans lequel il finira par se noyer. En ce début de ramadan, on suppose qu’il y a cent mille combattants armés, convaincus de la justice de leur cause et décidés à la faire triompher. Le régime ne peut rien contre cela. L’issue ne fait aucun doute. Le jour de la résurrection, tant promis, risque d’arriver à tout instant.