Courrier international (Al-Hayat) – 26 mai 2011

En plus des morts, dont le nombre dépasse très certainement les chiffres avancés, il faut parler des milliers de prisonniers. Ceux-ci sont soumis à des tortures gravissimes et subissent des traitements d’une sauvagerie extrême. On leur arrache les ongles (y compris aux enfants), on leur casse les dents et on leur brise les côtes.

C’est le prix exorbitant que paient les Syriens pour satisfaire leurs aspirations à la liberté et à la justice. Désormais, leurs souffrances ne pourront être apaisées que par l’effondrement des structures politiques qui les accablent. Sans un véritable changement, il n’y a aucun espoir de justice et de dignité pour les Syriens. Ceux qui les ont traités comme du bétail doivent être sanctionnés.

Et, au-delà de toutes les pertes subies par le peuple, c’est le régime lui-même qui est perdant. Il croit que toujours plus de violence est la réponse appropriée au soulèvement populaire et qu’on peut en venir à bout en tuant jeunes et vieux, femmes et enfants, en semant la terreur dans les villes et les villages. Ainsi, ce régime qui détruit la société syrienne finira par se détruire lui-même. Il est en train de dilapider sa légitimité pour apparaître de plus en plus comme une puissance foncièrement inhumaine, prête à tout pour se maintenir.

Pourquoi donc s’engage-t-il dans une telle impasse ? Probablement, parce que les cercles dirigeants font le raisonnement suivant : “Il y a environ trente ans, quand nous faisions face à une crise semblable, nous avions écrasé nos ennemis avec les méthodes qu’ils méritaient [en 1982, le régime de Hafez El-Assad réplique à une insurrection à Hama en assiégeant et en bombardant cette ville pendant près d’un mois]. Cela a permis de maintenir le régime pour une génération. Les ennemis d’aujourd’hui doivent être traités de la même manière afin de leur rafraîchir la mémoire, pour qu’ils se rappellent les leçons du passé. C’est aussi l’occasion d’administrer de nouvelles leçons aux générations futures. Ils ne comprennent que le langage de la force, alors nous allons les broyer sous nos bottes. C’est ainsi qu’agit l’homme politique fort, seul le faible tergiverse. Pourquoi avoir toute cette puissance si ce n’est pour s’en servir à un moment comme celui que nous traversons aujourd’hui ?”

Pour les gens qui font ce raisonnement, le caractère pacifique et unitaire du soulèvement pose problème. C’est pour cela qu’ils réquisitionnent l’appareil média­tique syrien et libanais, et lui enjoignent de parler de salafistes, d’émirats islamistes et de groupes terroristes. Cela permet de justifier la violence de la répression et de pousser une partie de la société syrienne à se ranger derrière le régime en place. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de salafistes.

Une politique ne peut réussir si elle est fondée sur un paradigme aussi peu consistant. D’ailleurs, la politique de punition collective à Deraa, Douma, Baniyas et ailleurs à travers le pays, a eu pour seul résultat d’alimenter la colère de l’ensemble de la population. Le régime ne gagnera pas les batailles d’aujourd’hui avec les moyens d’hier. Il n’y a pas de solution de style Hama aux problèmes de la Syrie de 2011. Bien au contraire, on assiste à une nouvelle dynamique politique et psychologique dans le pays et dans la région. A l’intérieur, le siège de Deraa a provoqué des protestations de la part de gens qui n’avaient jamais été sympathisants d’un quelconque mouvement d’opposition. A l’extérieur, des voix s’élèvent au niveau régional et international pour condamner la répression.

Ce qui est sûr, c’est qu’on ne reviendra pas en arrière. Le peuple ne le veut pas et le régime ne le peut pas. Après plus de deux mois de révolte, la crise risque de perdurer. Il est regrettable que l’opposition traditionnelle n’ait toujours pas pris une position claire, qu’elle ne soit pas capable d’offrir une vision de l’avenir afin de s’imposer comme un acteur incontournable, capable de faire pression sur le régime. Cette lenteur à réagir a laissé le temps aux forces de sécurité de procéder à l’arrestation de leaders aussi modérés que Fayez Sarah ou Hassan Abdel Azim. L’opposition traditionnelle est dans l’obligation d’élaborer une initiative politique. Il ne suffit pas de se dire solidaire de la révolte. Laisser le vide politique s’installer s’apparente à une défection vis-à-vis des gens qui descendent dans la rue.

Il n’est pas exclu que le régime se rende compte à brève échéance que la violence mène à une impasse et oblige à négocier. Face à cette éventualité, l’opposition doit développer une vision politique et tâcher d’incarner un changement politique conforme à l’intérêt du peuple syrien. En ces moments difficiles, tous les opposants risquent de perdre leur crédibilité s’ils n’admettent pas que le centre de gravité de l’opposition est aujourd’hui dans la rue, et non dans les organisations traditionnelles.

Cette crise est complexe, mais elle pose une question politique et morale simple : Avec qui êtes-vous ? On ne peut échapper à cette question. Il faut y répondre clai­rement.