Courrier international (Al-Hayat) – 10 mars 2011

Les révolutions qui ont eu lieu en Egypte et en Tunisie remettent en question les règles politiques, la culture et le climat psychologique qui ont marqué le monde après les attentats du 11 septembre 2001. Plus précisément, le nihilisme islamiste représenté par Al-Qaida ainsi que le débat autour du “changement imposé de l’extérieur” découlant des doctrines de l’après-11 septembre, sont désormais dépassés.

L’idée du changement imposé de l’extérieur était traitée avec beaucoup d’hypocrisie dans le débat public arabe. Parmi ceux qui s’y opposaient, les uns étaient en réalité contre le changement tout court, les autres contre l’extérieur tout court. Les équipes des régimes en place, leurs partisans ainsi que leurs contradicteurs rejetaient cette idée afin de justifier l’immobilisme, tandis que les islamistes ou les nationalistes arabes s’y opposaient par rejet de l’Occident. Dans les deux cas, la focalisation sur l’aspect extérieur du changement a eu pour fâcheuse conséquence qu’on oubliait de parler de l’intérieur. Et ceux qui se faisaient les avocats du changement de l’extérieur justifiaient leur approche en disant que l’intérieur était aphone, apathique et incapable de produire par lui-même du changement.

Revendications sociales

La situation de l’Irak sous Saddam Hussein semblait accréditer cette thèse. Et ses défenseurs ont occulté le fait que “l’extérieur” n’était pas un élément déclenchant neutre, mais un acteur politique à part entière, avec ses intérêts, ses partis pris et ses considérations stratégiques. Ils ont aussi préféré passer sous silence le fait que le projet de changement défendu par les Etats-Unis était né dans le contexte de la “guerre contre le terrorisme”, un concept développé après le 11 septembre 2001, et que l’espoir de démocratie arabe y était réduit à un point parmi d’autres d’un agenda plus vaste, entièrement centré sur les intérêts américains.

Quant à la situation intérieure et à la réalité sociologique de chacun des pays arabes, ­personne n’en parlait. Ni les Américains, ni les régimes en place, ni non plus les idéologues du refus. Même les opposants qui se voulaient démocrates n’ont généralement pas été en mesure d’alimenter leurs projets à partir de cette réalité sociologique intérieure, bien qu’ils en fussent très proches intellectuellement et politiquement.

Cette réalité a fini par être révélée au cours des révolutions égyptienne et tunisienne. Celles-ci ont montré que de vastes catégories de la population sont mues par des revendications sociales et politiques. A l’instar de n’importe quelle autre société dans le monde, et notamment en Occident, elles aspirent elles aussi à la liberté, à la dignité, à la justice et à la démocratie.

Par ailleurs, il faut rappeler que la culture du 11 septembre 2001 s’était mise en place au moins une décennie avant 2001, à travers deux auteurs américains bien connus : Samuel ­Huntington et Francis Fukuyama. Le premier est le théoricien du choc des civilisations [Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997] ; le second est l’auteur de La Fin de l’Histoire et le dernier homme [Flammarion, coll. “Champs”, 1993]. Fukuyama a en effet estimé que la démocratie libérale constituait l’étape ultime de l’Histoire, oubliant non seulement de prendre en compte les problèmes environnementaux, mais surtout de distinguer la démocratie libérale du capitalisme, si favorable aux riches et si dur avec les plus pauvres.

Ces deux penseurs ont en commun d’avoir une approche culturaliste des sociétés et des Etats. Cela a eu un impact immédiat et profond sur la pensée politique arabe. Un vaste courant intellectuel pseudo-culturaliste s’est employé à expliquer nos propres sociétés à travers le prisme de la pensée de Huntington. Rappelons au passage qu’il fut un temps – entre les indépendances et les années 1970 – où le mot culture renvoyait à ce qu’on acquiert et à ce qu’on apprend, et non pas à ce que l’on est censé être par héritage.

Diversité culturelle

Sous l’angle culturaliste, nos sociétés paraissaient monolithiques, englobant les régimes et les populations dans un même ensemble – une interprétation où les gouvernants apparaissaient comme des victimes qui seraient à plaindre encore plus que les gouvernés. Ce faisant, les idéologues officiels du pouvoir expliquaient que les régimes en place pouvaient se prévaloir d’une rationalité qui jouait en leur faveur, car la seule alternative à ces régimes, même corrompus, serait l’opposition affiliée à des mouvements islamistes, eux-mêmes réduits à une pathologie plutôt que d’être analysés selon les critères de la sociologie et de la science politique. Cette approche a été défaite par les révolutions tunisienne et égyptienne, qui ont porté un coup dur aux islamistes, car ces derniers n’ont nullement été cette force que l’on croyait à même d’entraîner derrière elle l’ensemble de la société. Cette assertion n’était finalement qu’une illusion entretenue par les régimes afin de se faire valoir auprès des Occidentaux et d’une partie de leur propre population.

Un autre aspect de la culture post-11 septembre 2001 a été laminé par ces deux ­révo­lutions, à savoir le salafisme-djihadisme. Les sociétés égyptienne et tunisienne sont apparues dans leur diversité sociologique et culturelle. Certes, les concepts de l’islam font partie des personnalités égyptienne et, dans une moindre mesure, tunisienne, mais cela ne donne pas nécessairement la prééminence aux islamistes en Egypte – et encore moins en Tunisie. La légitimité que les islamistes peuvent ­espérer y obtenir ne pourra reposer que sur les valeurs de la nation, de la démocratie et de la citoyenneté.

En faisant irruption dans l’espace public en grand nombre, de manière pacifique et en étant animée de revendications profanes, la population a frappé au cœur le projet salafiste-djihadiste, qui était le symptôme de l’asphyxie sociale, politique et psychologique de nos sociétés.

Dans le même temps, ni les Egyptiens ni les Tunisiens n’ont exprimé d’hostilité à l’égard de l’Occident, ils n’ont pas cherché à détruire l’Etat, ni même à exterminer le parti au pouvoir. Cela change beaucoup de choses, puisqu’il s’avère que nos sociétés s’inscrivent dans l’Histoire plutôt que d’être réductibles à de supposées spécificités ou à je ne sais quelle idéologie sclérosée. En cela, ces deux révolutions sont une libération politique et sociale, certes, mais surtout intellectuelle.