Un œil sur la Syrie Blog – Traduit de l’arabe par Souad Labbize
Sammour qu’est-ce que j’ai fait durant ton absence ? Comme pour tout le reste, je ne peux tout te raconter mais le ferai à ton retour.
En dehors du travail d’écriture, comme tu le sais et t’en doutes, j’ai pu voyager vers quelques pays européens. Je n’ai toujours pas de passeport, pour chaque nouveau voyage il faut au préalable des correspondances entre la partie qui m’invite, le consulat du pays en question et les services de l’immigration turcs… C’est épuisant.
Voyager devient une question politique, ou plutôt de souveraineté, où se mêlent dangers et sécurité surtout pour les Syriens. Les consulats où tu es obligé de te rendre ressemblent aux services de renseignements assadiens. Sammour, notre situation dans le monde est une continuité de notre situation dans l’ « état assadien ».
Je fais partie, malgré tout, d’une minorité privilégiée qui peut voyager de temps à autre, et revenir à son lieu de résidence. Jusqu’à maintenant, j’ai pu voyager vers des pays européens mais vers aucune autre région, pas même les pays arabes. J’ai été invité par un pays arabe, il y a environ un an, mais les services de renseignements du pays m’avaient dit que j’étais le bienvenu à condition que je passe d’abord « les voir » à mon arrivée. Dans un autre pays arabe, j’ai été invité par l’université mais les organisateurs s’attendaient à ce que je règle moi-même mon problème de passeport. Toutes les invitations étaient dans le cadre d’événements culturels et intellectuels autour de la question syrienne qui est actuellement une des plus importantes au monde, sinon la plus importante et qui défie les fondements mêmes du raisonnement, de la politique et du système international. Nous qui en parlons, sommes perçus avec un mélange de considération, d’inimitié et de confusion.
En même temps, dans notre pays plus que n’importe où ailleurs, tu vois de tes propres yeux le déroulement de l’histoire, tu vois l’Etat dans toute sa barbarie et dans son indigence, tu vois la religion dans sa folie et son caractère matérialiste, tu vois le monde dans son étroitesse, ses travers et sa corruption, tu vois comment les individus et les groupes se retournent contre eux-mêmes et les uns contre les autres, tu vois parader toutes sortes de masques : l’esclavagisme sous couvert de liberté, la haine sous le visage de l’amour, le sectarisme sous couvert de nationalisme, le meurtre sous le masque de la miséricorde, le mensonge sous celui de la vérité, l’égoïsme se cache sous les traits de l’altruisme et du sacrifice et le mépris sous couvert d’équité… tout ce que tu vois ou entends est juste à l’opposé de la réalité. Si je n’avais pas le cœur aussi lourd du fait de ton absence, l’observation du monde serait une source de distraction intellectuelle et une chance inouïe, malgré le désastre généralisé, de vivre une telle période de l’histoire. Je pense que les grands conflits poussent à réfléchir à l’histoire et aux destins de l’humanité. Dans l’état actuel des choses, Sammour, j’aurais aimé que tu sois près de moi, que nous vivions la situation ensemble.
En ce qui concerne l’écriture, j’écris sur vous quatre, sur Razan mais sur toi en particulier. Ecrire sur toi n’est pas seulement un nouveau sujet d’écriture, c’est l’essence même de tout mon travail. Tu n’es pas ma cause mais mon identité, Sammour.
Ecrire sur toi, Sammour, est pour moi une thérapie.
Comme beaucoup de réfugiés, j’ai le « syndrome du survivant », sentiment de culpabilité qui ronge les survivants d’un drame auquel d’autres n’ont pu réchapper. Sur le site d’al-Jumhuriya (tu t’en souviens bien sûr, il existe encore et j’y écris), un jeune écrivain a donné à ce complexe qu’il ne connaissait probablement pas, la très belle et dense formule: « le syndrome d’être sain et sauf » ! Ce syndrome est amplifié chez moi parce que j’ai survécu cette fois-ci contrairement à bien d’autres dont le nombre ne cesse d’augmenter et surtout parce que toi, tu ne fais pas partie des survivants. J’en assume seul la responsabilité et c’est ce qui m’anéantit le plus. Je m’en sors par le travail… les amis atteints à différents degrés par le syndrome du survivant ne sont pas d’une grande aide. Même nos amis turcs éprouvent ce sentiment qui les pousse à manifester leur solidarité et à nous soutenir lors d’événements culturels et de protestations. Leur soutien n’a jamais défailli.
Sammour, depuis environ quatre ans, je m’efforce de résister à ce « syndrome d’être sain et sauf » qui je crois a, au moins, deux conséquences néfastes. D’abord le survivant est susceptible d’arrêter le temps à la date de son « salut », c’est-à-dire, – en ce qui nous concerne – le jour où on quitte le pays. Ensuite, il est susceptible de ne plus voir l’évolution de la situation, les conditions du conflit et la nécessité de réformer ses outils pour poursuivre la lutte tout en conservant une position de libération. Je crois connaître des exemples de survivants de notre ancienne lutte qui ne cessent de livrer des guerres dépassées qu’ils n’avaient pas menées au moment où ils auraient dû. Ils le font après que tout ait changé, ce qui ne revêt pas le même sens et ne les met pas dans la même posture de libération. Ils sont has been et archaïques, ce que j’espère pouvoir éviter ma Sammour.
L’autre effet du syndrome du survivant est de ne plus être apte à lutter dans les nouvelles conditions de l’exil et de se répandre en lamentations et en reproches ou en auto flagellations. Sammour, je m’efforce de lutter contre le sentiment de culpabilité d’avoir survécu pour être apte à continuer la lutte. Je crois que ce qui affaiblit le plus le potentiel de lutte c’est d’être à la merci du sentiment de culpabilité, qui empêche d’aider ceux qui n’ont pu réchapper ou ceux qui sont en situation moins privilégiée que la nôtre. Ce n’est pas simple, Sammour, je le sais de ma propre expérience. C’est un interminable combat dont ne sort pas indemne même si on continue à lutter.
Sammour, dans cette situation intenable ce qui m’aide probablement c’est d’avoir été en situation de non-survivant pendant ma détention, alors que des camarades et amis étaient eux atteints du syndrome du survivant. A l’époque tu étais, toi aussi, dans une situation analogue et il est probable que des camarades et des amis ressentaient la même chose. Qu’espérions-nous –avec la majorité des compagnons de cellules – de ceux-là qui avaient réchappé ? Est-ce qu’on espérait qu’ils poursuivent la lutte dont nous avions été exclus ? Pas à n’importe quel prix, seulement ce qui était en leur pouvoir. Est-ce que nous voulions qu’ils culpabilisent d’avoir réchappé au point de vouloir être prisonniers comme nous ? Jamais. Je crois que nous espérions qu’ils se préservent eux-mêmes et tout ce qui pouvait préserver notre cause. Dans les geôles de Hafez al-Assad nous espérions de nos amis qu’ils préservent leur dignité et la nôtre.
C’est ce que j’essaie de faire Sammour. Je n’essaie pas seulement de préserver ta dignité, celle de notre cause et la mienne mais je m’efforce aussi de persévérer dans la lutte avec des outils différents des anciens et donc plus aptes à préserver notre cause.
Il n’y a rien de satisfaisant dans notre situation, toi et moi, Sammour. Toi, tu as disparu derrière des frontières étroites et sombres tandis que moi je suis éjecté loin des frontières. Je n’en suis pas satisfait. J’essaie seulement de contribuer à construire des outils plus performants et une position plus appropriée pour poursuivre la lutte après avoir perdu le round de la révolution. J’essaie constamment de faire quelque chose qui soit en lien direct avec ta disparition. Pas de progrès notables, ma Sammour, mais je continue à frapper à la porte et espère même pouvoir la défoncer bientôt et te libérer toi, Razan, Waël et Nazim.
Mais avant et après tout, je continue la lutte parce que tu as besoin de moi et j’ai moi-même besoin d’être fort quand tu reviendras.
Je t’attends, je t’en prie prends soin de toi.
Baisers à toi mon cœur
Yassin