Courrier international – 20 mars 2014

Dans un article récent publié dans Al-Hayat, [le prédicateur chiite irakien] Ali Taliqani, évoquant le groupe djihadiste Etat islamique en Irak et au Levant [Daech, selon l’acronyme arabe], note que leur notion de l’Etat est réduite à l’idée de sauvegarder par-dessus tout les assises de leur clan.

Taliqani, qui suit de près les affaires des islamistes en Syrie, évoque les tortures d’une extrême sauvagerie contre les prisonniers et les otages détenus par ce groupe, les mensonges et la corruption de ses militants, alors qu’il ne mène aucune guerre contre les forces du régime syrien. Les méthodes stupéfiantes de Daech appellent une interrogation globale sur le contenu moral du projet djihadiste en particulier, et islamiste en général. On se demande en effet au nom de quels principes généreux les femmes sont forcées à porter un niqab masquant leur personne, au risque d’être fouettées si elles refusent ; pourquoi elles seraient aussi obligées de baisser la voix dans la rue ; pourquoi la musique est interdite, tout comme les coiffeurs et les barbiers pour hommes, obligeant ces derniers à se laisser pousser la barbe. Au nom de quel “bien” les gens sont-ils contraints à la prière, et à la fermeture de leurs magasins aux heures de celle-ci ?

Au nom de quelle justice des otages sans défense sont-ils détenus dans le plus grand secret, sans que la moindre information soit donnée à leurs familles ? Comment un tel projet religieux peut-il paraître valable à une personne neutre qui tente de se convaincre que cette religion peut être juste, bonne et morale ? Y a-t-il sur terre un lieu pire que ce cauchemar créé par Daech ?

S’il s’agit là de la lumière de l’“Etat islamique”, que serait donc son obscurité ? Et si c’est là sa justice, jusqu’où peut aller son oppression ? Si cela représente un “Etat”, autant préférer un gang de bandits.

Loi de Dieu. Dès que l’on s’interroge sur les questions de justice, de morale et de dignité humaine, il apparaît qu’il y a peu de différences entre les diverses factions islamistes. Les faibles distinctions qui existent s’effacent devant un concept coercitif de la religion qui ne tient pas compte des bases morales sur lesquelles elle repose. A cet égard, il n’y a pas de grande différence entre les Frères musulmans et les salafistes, entre salafistes non combattants et autres djihadistes, ou entre Daech et le Front Al-Nosra [mouvement islamiste rival en Syrie]. Se dispensant de toute réflexion, l’islamiste type dit : quelle meilleure loi que celle de Dieu ?

Ainsi, il ferme la porte à toute discussion et réprime toute interrogation morale chez un large public. Même si Daech atteint le summum du mal, aucun parmi les autres islamistes contemporains ne remet en question la suprématie de la religion sur l’éthique ou de la charia sur la conscience. C’est pourquoi l’islamiste réussit toujours à imposer son point de vue au non-islamiste et le djihadiste à l’islamiste non combattant. Ainsi, quand Daech juge comme apostats, pêle-mêle, la démocratie, l’opposition syrienne laïque, l’état-major de l’Armée syrienne libre [les combattants de l’opposition syrienne non islamiste], les gouvernements du Moyen-Orient, ses adversaires ne peuvent répliquer de façon convaincante car ils partagent la base idéologique de cette formation, en particulier la suprématie des commandements de la charia sur les nécessités de la conscience.

La pensée islamiste actuelle ne répond pas à deux questions essentielles. Premièrement, elle refuse la distinction entre l’éthique et la religion. En affirmant qu’il s’agit de commandements divins suprêmes qui ne nécessitent pas d’explication morale, elle ouvre la porte à l’arbitraire. Deuxièmement, elle n’admet pas que la conscience humaine soit aujourd’hui fondée sur la liberté et l’égalité. La liberté de chacun inclut la liberté de croyance et l’égalité, celle entre les hommes et les femmes.

Valeurs étrangères. Les musulmans pourraient contester cette introduction de “valeurs étrangères” dans nos “valeurs islamiques”. Mais comment échapper à l’évidence que ces “valeurs étrangères” sont plus porteuses de dignité humaine que nos prétendues valeurs ? La surenchère au nom de l’authenticité ne règle pas le problème, surtout quand on constate les dérives criminelles auxquelles peuvent nous conduire ceux qui prétendent défendre nos valeurs, y compris dans leurs luttes intestines.

La perte de l’évidence sur le plan moral a des conséquences sur tous les plans. Il faut être aveugle pour considérer que les visages renfrognés et fermés, les barbes longues et non taillées, les femmes intégralement couvertes, visage et mains compris, dans des tenues noires amples sont le summum de la beauté. L’hostilité à la beauté humaine a eu des répercussions sur la création artistique, musicale et architecturale, y compris sur la construction de lieux de prière comme les mosquées.

Qui donc dans nos sociétés, s’il pouvait choisir librement, préférerait vivre dans un tel environnement rebutant ? La réalité d’aujourd’hui constitue un immense défi pour l’ensemble des musulmans, et non pour les seuls islamistes. Car le phénomène Daech représente la réalisation d’un courant puissant dans la pensée islamique, et non un corps étranger venu du ciel. Cette réalisation a été possible du fait de conditions sociales et historiques que l’on peut expliquer. Mais, tant que l’on ne répond pas au défi de reconstruire la religion sur la base de la morale et de la beauté, l’option Daech continuera à gagner du terrain, nous entraînant dans sa chute et dans son mal.

Publié le 7 mars 2014 dans Al-Hayat